24
IMPASSE
J’ouvris les yeux sur une lumière éclatante. Je me trouvais dans une pièce inconnue et blanche. Le mur le plus proche de moi était couvert de longs stores verticaux ; au-dessus de ma tête, des lampes éblouissantes m’aveuglaient. J’étais couchée sur un lit dur et bosselé doté de barreaux. Les oreillers étaient plats et mous. Quelque part, un bip résonnait de manière agaçante. Pourvu que cela signifiât que j’étais toujours en vie. La mort ne pouvait décemment être aussi inconfortable.
Mes mains étaient enchevêtrées dans un réseau de tubes transparents, et quelque chose était collé sous mon nez. Je tentai de l’arracher.
— Oh non, pas question !
Des doigts froids retinrent mon geste.
— Edward !
Je tournai légèrement la tête, et son délicieux visage m’apparut, à quelques centimètres du mien, le menton sur mon oreiller. J’étais bien vivante et j’en fus heureuse.
— Oh, Edward ! Je suis tellement désolée !
— Chut ! Tout va bien, maintenant.
— Que s’est-il passé ?
Mes souvenirs étaient flous, et mon cerveau paraissait se rebeller contre tout effort.
— J’ai failli arriver trop tard, chuchota-t-il d’une voix tourmentée.
— J’ai été idiote, je n’ai pensé qu’à ma mère.
— Il nous a tous roulés.
— Il faut que j’appelle Charlie et Renée.
— Alice s’en est chargée. Renée est ici, à l’hôpital. Elle est allée manger un morceau.
— Quoi ?
Je voulus m’asseoir mais fus prise de vertige, et il me repoussa doucement.
— Elle va bientôt revenir. Quant à toi, tu dois rester tranquille.
— Mais que lui as-tu raconté ?
Je me fichais comme d’une guigne d’être choyée. Ma mère était là, et j’étais en train de me remettre de l’attaque d’un vampire, ce qui m’inquiétait beaucoup plus.
— Comment lui as-tu expliqué mon séjour ici ? insistai-je.
— Après avoir dégringolé deux volées d’escalier, tu es passée par une fenêtre. Avoue que ce n’est pas si irréaliste, te connaissant, osa-t-il préciser après une courte pause.
Je poussai un soupir qui me fit mal. J’examinai mon corps sous le drap, l’énorme bosse de mon plâtre.
— Je suis très amochée ?
— Une jambe et quatre côtes brisées, quelques entailles sur le crâne, des bleus un peu partout, et tu as perdu beaucoup de sang. Ils t’ont fait des transfusions. Ça ne m’a guère plu. Pendant un moment, tu as senti bizarre.
— Ça a dû être un changement agréable pour toi.
— Non, j’aime ton odeur.
— Comment as-tu réussi ?
Il comprit tout de suite de quoi je parlais.
— Je ne sais pas trop.
Détournant la tête, il souleva doucement ma main bandée en prenant soin de ne pas déranger les fils qui me reliaient à l’un des moniteurs. J’attendis patiemment la suite. Il soupira.
— Ça paraissait impossible, murmura-t-il, et pourtant je l’ai fait. Je dois vraiment t’aimer, ajouta-t-il avec un faible sourire.
— Mon goût s’est-il révélé décevant au regard de mon odeur ? plaisantai-je.
Je lui retournai son sourire, ce qui déclencha un spasme de souffrance dans tout mon visage.
— Tu parles ! Tu es bien meilleure. Encore plus que ce que j’imaginais.
— Navrée !
— Comparé au reste, c’est vraiment un détail ! s’écria-t-il en levant les yeux au ciel.
— Quelles sont donc les bêtises pour lesquelles je devrais présenter des excuses ?
— Tu as failli me quitter à jamais.
— Désolée.
— Tu avais de bonnes raisons. N’empêche, ça a été irrationnel. Tu aurais dû m’attendre, m’avertir.
— Tu m’aurais interdit d’y aller.
— Non.
Des souvenirs très déplaisants commençaient à me revenir. Mes frissons provoquèrent un nouvel élan douloureux, et je grimaçai.
— Ça va ? s’inquiéta aussitôt Edward.
— Qu’est-il arrivé à James ?
— Emmett et Jasper se sont occupés de lui.
Il avait l’air de regretter de ne pas avoir participé au carnage.
— Je ne me rappelle pas les avoir vus.
— Ils ont été obligés de sortir... il y avait beaucoup de sang.
— Mais toi, tu es resté.
— Oui.
— Alice et Carlisle aussi...
— Ils t’aiment, tu sais.
Je me souvins brusquement des derniers mots que j’avais adressés à Alice.
— A-t-elle visionné la vidéo ?
— Oui, admit-il, avec des intonations de haine absolue cette fois.
— Elle a toujours été enfermée dans le noir, quand elle était humaine. Voilà pourquoi elle a tout oublié.
— Elle l’a compris, à présent.
Si sa voix s’était apaisée, ses traits étaient assombris par la rage. Je voulus toucher sa joue de ma main libre, quelque chose m’en empêcha – une perfusion, apparemment.
— Beurk, maugréai-je.
— Quoi ? demanda-t-il, vaguement distrait de ses idées noires.
— Les aiguilles, expliquai-je en évitant de regarder ma main.
Malgré les élancements dans mes côtes, je m’efforçai de respirer profondément.
— Elle a peur des piqûres, marmonna-t-il en secouant la tête. Un vampire sadique prêt à la torturer à mort ne lui pose aucun problème, elle se jette même dans ses bras ! Une simple perfusion en revanche...
Je décidai de changer de sujet.
— Explique-moi un peu ce que tu fabriques ici.
Il me dévisagea, d’abord surpris puis peiné.
— Souhaites-tu que je m’en aille ?
— Bien sûr que non ! Je veux seulement savoir comment tu as expliqué ta présence ici à ma mère. Histoire de lui servir le même conte.
— Je suis venu à Phœnix pour essayer de te persuader de rentrer à Forks. (Ses grands yeux semblaient tellement sincères que je manquais de le croire moi aussi.) Tu as accepté de me rencontrer, et je t’ai conduite à l’hôtel où je résidais avec Carlisle et Alice. Car, naturellement, j’étais sous contrôle parental, précisa-t-il, icône de la vertu. Mais tu as glissé dans l’escalier en montant dans ma chambre et... tu connais la suite. Inutile que tu te rappelles tous les détails. Après ce par quoi tu es passé, il est normal que tu aies oublié l’essentiel.
— Il y a des trous dans ta fable, répondis-je au bout de quelques instants de réflexion. Qu’en est-il de la fenêtre cassée ?
— Ne t’inquiète pas. Alice a eu beaucoup de plaisir à fabriquer des preuves. Nous avons veillé à tout très soigneusement. Tu pourrais même attaquer l’hôtel en justice si tu le voulais. Calme-toi, ajouta-t-il en me caressant la joue, tu n’as plus qu’à guérir, maintenant.
Mon corps endolori et les calmants ne me plongeaient pas dans une hébétude suffisante pour que je ne réagisse pas à son contact. Le moniteur se mit à biper de manière erratique – Edward n’était plus le seul à pouvoir entendre que mon cœur se tenait mal.
— Voilà qui est sacrément embarrassant, bougonnai-je.
Il rigola, et ses yeux s’allumèrent d’une lueur spéculative.
— Hum, je me demande...
Il se pencha lentement, et la machine s’emballa avant même que ses lèvres ne touchent les miennes. Quand elles le firent, légères comme un papillon, les bips s’arrêtèrent aussitôt. Il recula brusquement, anxieux, puis sembla soulagé lorsque l’appareil recommença à mesurer les battements de mon pouls.
— Je vais devoir me montrer encore plus prudent que d’habitude, sourcilla-t-il.
— Hé ! Je n’ai pas fini de t’embrasser. Je crois que je vais avoir un malaise.
Hilare, il déposa un nouveau baiser sur ma bouche – le moniteur perdit toute mesure. Soudain, Edward se raidit et se redressa.
— Ta mère arrive, annonça-t-il.
— Ne t’en va pas !
— Je serai là, promit-il avec solennité. Je crois que je mérite une petite sieste, rigola-t-il.
Quittant la chaise de plastique dur installée près de mon lit, il alla s’allonger dans le relax en faux cuir turquoise et ferma les yeux. Une seconde plus tard, il était parfaitement immobile.
— N’oublie pas de respirer, persiflai-je.
Il prit une profonde inspiration.
J’entendais ma mère discuter dans le couloir avec quelqu’un, une infirmière peut-être. Elle semblait fatiguée et bouleversée. J’aurais voulu sauter du lit et me précipiter vers elle pour la rassurer, mais je n’étais pas du tout en état de bondir où que ce fût. Je me contentai de l’attendre impatiemment.
La porte s’entrebâilla, et elle jeta un coup d’œil dans la chambre.
— Maman ! chuchotai-je.
Apercevant la silhouette d’Edward dans la chaise longue, elle s’approcha de moi sur la pointe des pieds.
— Il a décidé de camper ici ou quoi ? grommela-t-elle dans sa barbe.
— Je suis tellement contente de te voir, maman.
Elle me serra tout doucement contre elle, et je sentis ses larmes tomber sur mes joues.
— J’ai eu si peur, Bella !
— Pardonne-moi. Tout va bien, maintenant.
— Je suis vraiment soulagée que tu aies enfin repris conscience, dit-elle en s’asseyant au bord du lit.
Je me rendis compte que j’avais perdu toute notion du temps.
— J’ai dormi longtemps ? m’enquis-je.
— Plutôt oui, chérie. Nous sommes vendredi.
— Vendredi ?
Ce fut un choc. Je tentai de me rappeler quel jour s’étaient déroulés... les événements, puis décidai que je n’avais pas envie d’y penser pour l’instant.
— Ils ont dû te garder sous sédatifs pendant un moment. À cause de tes blessures.
— J’ai cru comprendre.
En tout cas, je les sentais.
— Tu as eu de la chance que le docteur Cullen soit là. C’est un homme charmant... très jeune aussi. Et il ressemble plus à un mannequin qu’à un médecin...
— Tu as rencontré Carlisle ?
— Et la sœur d’Edward, Alice. Une très jolie jeune fille.
— C’est vrai.
— Tu ne m’avais pas dit que tu avais d’aussi bons amis à Forks, continua-t-elle après avoir regardé par-dessus son épaule en direction d’Edward, toujours « endormi » sur son fauteuil.
Je sursautai, ce qui déclencha mes gémissements.
— Où as-tu mal ? s’inquiéta-t-elle aussitôt, oubliant Edward.
Ce dernier ouvrit instantanément les yeux, anxieux lui aussi.
— Ça va, la rassurai-je. Il faut juste que je me rappelle de ne pas bouger le petit doigt.
Edward retourna à son assoupissement feint, et je profitai de la distraction momentanée de ma mère pour l’éloigner du sujet de mes mensonges par omission.
— Où est Phil ?
— En Floride. Oh, Bella, tu ne devineras jamais ! Juste au moment où nous nous apprêtions à partir, nous avons eu des nouvelles épatantes.
— Phil a été engagé ?
— Oui ! Comment as-tu deviné ? L’équipe de Jacksonville, tu te rends compte ?
— Génial, maman.
— Tu vas adorer la Floride ! continua-t-elle à babiller sous mon regard ahuri. J’étais un peu inquiète quand Phil s’est mis à parler d’Akron. Il neige tellement, au Colorado, et tu sais combien je déteste le froid. Mais Jacksonville ! Il y fait toujours beau, et l’humidité n’est pas si difficile à supporter. Nous avons déniché une maison délicieuse, jaune à parements blancs, avec un porche comme dans les vieux films, et un énorme chêne, à quelques minutes à peine de l’océan. Tu auras ta salle de bains personnelle, et...
— Une minute ! l’interrompis-je en remarquant qu’Edward paraissait bien trop tendu pour un dormeur, même s’il n’avait toujours pas ouvert les yeux. De quoi parles-tu ? Il n’est pas question que j’aille en Floride. J’habite à Forks, désormais.
— Mais ce n’est plus la peine, petite sotte, s’esclaffa-t-elle. Phil devrait se déplacer beaucoup moins dorénavant. Nous en avons discuté, et je suis arrivée à un compromis : la moitié du temps avec toi, l’autre avec lui.
— Maman, objectai-je en m’extirpant des trésors de diplomatie. Je veux rester à Forks. Je me suis bien faite au lycée, et j’ai deux amies... (Elle tiqua à ce mot et ne put s’empêcher de se retourner vers Edward. Aussi, je changeai de sujet.) Et puis, Charlie a besoin de moi. Il est vraiment très seul, et il est nul en cuisine.
— Tu veux rester à Forks ? Mais pourquoi ?
Elle était dépassée tant l’idée lui semblait saugrenue.
— Je viens de te le dire, le lycée, Charlie...
Je haussai les épaules, ce qui m’arracha un petit cri de douleur. Aussitôt, elle fut sur moi, ses mains papillonnant, inutiles, cherchant un endroit où me caresser sans danger. Elle dut se contenter de mon front.
— Bella, ma chérie, tu détestes Forks.
— Ce n’est pas si terrible.
Ses yeux firent la navette entre Edward et moi, délibérément cette fois. Elle plissa le front.
— C’est à cause de ce garçon ? chuchota-t-elle.
J’ouvris la bouche pour lui mentir, mais elle me scrutait avec tant d’intensité que je compris qu’elle ne s’y laisserait pas prendre.
— En partie, avouai-je. (Inutile de lui préciser l’ampleur de cette partie.) As-tu eu au moins l’occasion de parler avec lui ?
— Oui. (Elle hésita, observant la silhouette immobile.) Et j’aimerais avoir une petite conversation avec toi.
Houps !
— À propos de quoi ?
— Je crois que ce garçon est amoureux de toi, lança-t-elle d’un ton accusateur.
— C’est également mon avis, confessai-je.
— Et toi ? Qu’éprouves-tu pour lui ?
Elle avait du mal à cacher la curiosité qui la dévorait. Je me détournai. J’avais beau adorer ma mère, ce n’est pas un sujet que j’avais très envie d’aborder avec elle.
— Je suis dingue de lui.
Là ! On aurait dit une pré-ado évoquant son premier petit copain.
— Eh bien, il me paraît très gentil et, mon Dieu, il est incroyablement beau, mais tu es si jeune, Bella...
Elle manquait d’entraînement. Aussi loin que je me souvienne, c’était la première fois depuis mes huit ans qu’elle essayait de faire preuve d’un peu d’autorité parentale. Je reconnaissais ses intonations raisonnables-mais-fermes de nos premières discussions sur les hommes.
— Je sais, maman. Ne t’en fais pas. Ce n’est qu’une amourette.
— Exactement ! renchérit-elle en se laissant convaincre un peu trop facilement.
Avec un petit soupir, elle jeta un coup d’œil sur la grosse pendule ronde accrochée au mur.
— Tu dois partir ?
— Phil est censé m’appeler, reconnut-elle, piteuse, en se mordant les lèvres. J’ignorais quand tu allais te réveiller...
— Aucun problème. Je ne suis pas seule.
Je tâchai de dissimuler mon soulagement. À quoi bon la blesser ?
— Je n’en ai pas pour longtemps. J’ai dormi ici, tu sais, annonça-t-elle, très fière d’elle.
— Oh, maman ! Ce n’était pas la peine ! Je ne m’en suis même pas aperçue.
— Je n’étais pas tranquille, à la maison, confessa-t-elle à regret. Un crime a été commis dans le voisinage, et je n’aime pas être là-bas toute seule.
— Quoi ?
— Quelqu’un est entré par effraction dans ce studio de danse pas très loin de chez nous et l’a incendié. Il ne reste plus rien ! Ils ont aussi laissé une voiture volée devant. Tu te rappelles que tu y avais pris des cours, chérie ?
— Oui, admis-je en frissonnant.
Aïe !
— Si tu veux, je peux rester.
— Non, ça ira. Il y a Edward.
Ce qui parut lui donner une bonne raison de ne pas s’en aller.
— Je reviendrai ce soir, décida-t-elle.
Un avertissement aussi bien qu’une promesse.
— Je t’aime, maman.
— Je t’aime aussi, Bella. Essaie d’être un peu plus prudente quand tu marches, chérie, je n’ai pas envie de te perdre.
Edward n’ouvrit pas les yeux, mais un immense sourire traversa son visage. À cet instant, une infirmière débarqua pour vérifier mes tubes et mes fils. Ma mère m’embrassa sur le front, tapota ma main bandée et partit. L’infirmière consulta le compte-rendu du moniteur.
— Tu te sens anxieuse, petite ? me demanda-t-elle. Ton pouls a eu quelques sautes de tension.
— Non, ce n’est rien.
— Je vais prévenir la responsable que tu es réveillée. Elle viendra te voir dans une minute.
Dès que la porte fut refermée, Edward bondit près de moi.
— Vous avez volé une voiture ? lançai-je en sourcillant.
— Une très bonne voiture, admit-il avec une grimace joyeuse qui n’avait rien de repentant. Rapide.
— Bien dormi ?
— J’ai fait des rêves extrêmement intéressants.
— Pardon ?
— Je suis étonné. Je pensais que la Floride... ta mère... bref, j’avais cru que c’était ce que tu voudrais.
— Mais tu serais cantonné à l’intérieur toute la sainte journée, en Floride ! Tu ne pourrais sortir que la nuit, comme un vrai vampire.
Un bref sourire étira ses lèvres, puis il devint grave.
— Je comptais rester à Forks, Bella. Ou ailleurs, dans un endroit où je ne pourrai plus te faire de mal.
D’abord, je ne compris pas et je le contemplai avec stupéfaction. Puis les mots prirent leur sens, tel un puzzle abominable. J’eus à peine conscience du bruit de mon pouls qui s’affolait bien que je me sois mise à haleter. Par contre, je sentis très bien la douleur aiguë qui déchirait mes côtes. Il m’observa avec inquiétude, bien que cette nouvelle souffrance n’eût rien à voir avec mes blessures. Elle était si violente que je crus qu’elle allait m’anéantir.
Tout à coup, une nouvelle infirmière entra dans la chambre d’un pas résolu. Avec l’aisance de l’expérience, elle eut tôt fait de décrypter mon expression.
— Je crois qu’il est l’heure de te donner d’autres analgésiques, ma belle, annonça-t-elle gentiment en tapotant la perfusion.
— Non, non, protestai-je en tâchant de composer mes traits. Je n’ai besoin de rien.
— Pas la peine de jouer les héroïnes, tu sais. Le stress ne te vaut rien, dans ton état.
Elle attendit, mais je secouai la tête.
— Très bien, soupira-t-elle. Appuie sur ce bouton quand tu auras changé d’avis.
Elle lança un ultime coup d’œil soucieux au moniteur, puis ressortit, non sans avoir toisé Edward avec sévérité. Immédiatement, celui-ci posa ses mains fraîches sur mon visage. Je le fixai, hébétée.
— Calme-toi, Bella.
— Ne me quitte pas, le suppliai-je.
— D’accord. Et maintenant, détends-toi, sinon je rappelle cette fille pour qu’elle t’assomme de drogues.
Malheureusement, mon cœur refusait de s’apaiser.
— Bella, reprit-il en caressant mes joues, je serai là tant que tu en éprouveras le besoin.
— Jure de ne pas me quitter !
— J’en fais le serment.
L’odeur de son haleine était reposante, et j’eus l’impression de respirer plus librement. Il soutint mon regard tandis que mon corps se relaxait peu à peu, et que les bips reprenaient un rythme normal. Ses pupilles étaient très sombres, plus proches du noir que de l’or.
— Ça va mieux ?
— Oui.
Secouant la tête, il marmonna des paroles inintelligibles, même si je crus saisir les mots « trop émotive ».
— As-tu envie que nous nous séparions, Edward ? En as-tu assez de me sauver la vie tout le temps ?
— Non, bien sûr que non, Bella. Et veiller sur toi ne me pose aucun problème. Mais c’est moi qui te mets en danger... c’est à cause de moi que tu es ici.
— Tu ne crois pas si bien dire. C’est grâce à toi que je suis vivante.
— Tu parles d’une vivante ! Bandée et plâtrée des pieds à la tête comme une momie.
— Je ne faisais pas forcément allusion à ma dernière expérience avec la mort, tu sais. Je pensais aux autres – et multiples – fois. Sans toi, je serais en train de pourrir dans le cimetière de Forks.
— Il y a pire, reprit-il comme s’il ne m’avait pas entendue. Ce n’est pas de t’avoir vue gisant sur le plancher, prostrée, blessée. Ni d’avoir été en retard. Ni même d’avoir entendu tes hurlements de douleur. Aucun de ces souvenirs insupportables qui m’accompagneront dans l’éternité n’est le pire... Le plus horrible, ça a été de sentir... que je n’arrivais pas à m’arrêter. De savoir avec certitude que j’aurais pu te tuer.
— Ça ne s’est pas produit.
— Ça aurait pu. Si aisément.
J’avais conscience qu’il me fallait rester calme. Sauf qu’il était en train de se convaincre sous mes yeux qu’il devait me quitter, et la panique bloqua mes poumons, incapable d’en sortir.
— Promets-moi quelque chose.
— Quoi ?
— Comme si tu ne le savais pas !
Son entêtement à ne voir que le négatif commençait à m’irriter prodigieusement. Il perçut mon changement d’humeur. Son front se plissa.
— Visiblement, lança-t-il avec brutalité, je n’ai pas la force de m’éloigner de toi. J’imagine que tu arriveras à tes fins, que ça te tue ou non.
— Bien.
Je notai cependant qu’il ne m’avait rien promis.
— Tu m’as dit que tu étais parvenu à t’arrêter... Je veux savoir pourquoi.
— Comment ça, pourquoi ?
— Pourquoi n’as-tu pas laissé le venin me contaminer ? Je serais comme toi, maintenant.
Il se renfrogna, et je me rappelai – trop tard – que je n’étais pas censée être au courant. Alice avait dû être trop préoccupée ou bien elle avait surveillé de très près ses pensées en sa compagnie, car il était évident qu’il ignorait qu’elle m’avait tout révélé des mécanismes de création d’un vampire. Il était décontenancé et furibond. Ses narines palpitèrent, et sa bouche se durcit.
— J’admets volontiers ne pas être une spécialiste des relations amoureuses, enchaînai-je quand je compris qu’il n’avait pas l’intention de me répondre. Mais il me paraît logique qu’un homme et une femme soient... à égalité. L’un d’eux ne peut passer son temps à se porter au secours de l’autre. D’une façon ou d’une autre, chacun est là pour sauver l’autre.
Il croisa les bras. Ses traits ne trahissaient plus rien, il dominait sa rage. Il avait visiblement décidé que je n’en étais pas l’objet. Je priai pour avoir l’occasion d’avertir Alice avant qu’il ne s’en prenne à elle.
— Tu m’as sauvé, murmura-t-il.
— Je refuse de me cantonner au rôle de Lois Lane[8], insistai-je. Je veux aussi être Superman.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, répliqua-t-il tendrement.
— Je crois que si.
— Non, Bella. J’ai eu presque un siècle pour y réfléchir, et je n’ai toujours pas d’opinion arrêtée.
— Regrettes-tu l’intervention de Carlisle ?
— Non. Mais la vie m’abandonnait, je n’avais rien à perdre.
— C’est toi, ma vie. Tu es la seule chose que je ne supporterais pas de perdre.
Il m’était de plus en plus facile d’avouer à quel point j’avais besoin de lui.
— Je ne peux pas le faire, Bella, décréta-t-il très calmement, déterminé. Je ne te ferai pas ça.
— Pourquoi pas ? m’entêtai-je, la voix plus rauque que je l’eusse voulu. Ne me dis pas que c’est trop difficile. Pas après ce qui s’est passé aujourd’hui... il y a quelques jours, plutôt. Enfin, peu importe, ce devrait n’être rien du tout.
— Et la douleur ? rétorqua-t-il en me fusillant du regard.
À ce stade, je blêmis. Ce fut plus fort que moi. Malgré tout, je m’appliquai à dissimuler l’horreur qu’éveillait en moi le souvenir du feu dans mes veines.
— Ça, c’est mon affaire, plastronnai-je. Je suis capable de l’affronter.
— Il est des fois où le courage confine à la folie.
— Ce n’est pas un problème. Trois jours. Fastoche !
Edward grimaça une nouvelle fois en découvrant que j’en savais autant mais il ravala sa colère et devint songeur.
— Et Charlie ? lança-t-il. Et Renée ?
Le silence tomba. J’ouvris la bouche, aucun son n’en sortit. Je la refermai. Il patientait, de plus en plus triomphant au fur et à mesure qu’il constatait qu’il m’avait coincée.
— Écoute, finis-je par marmotter, pas très convaincante, comme toujours lorsque je mentais. Ce n’est pas un problème non plus. Renée s’est toujours rangée aux choix qui lui convenaient, elle voudrait que j’en fasse autant. Quant à Charlie, il est résistant et il a l’habitude d’être tout seul. Je ne peux pas prendre soin d’eux toute ma vie. J’ai la mienne aussi.
— Exactement ! aboya-t-il. Et ne compte pas sur moi pour t’en priver.
— Si tu attends que je meure de ma belle mort, je te rappelle que ça a failli arriver et que c’est ta faute si je suis encore vivante !
— Je ne veux pas que tu meures.
Histoire de me calmer, j’inspirai profondément, ignorant le retour de la douleur provoqué par ce mouvement. Je le toisai, il me rendit la politesse. Il n’était prêt à aucun compromis.
— Pourtant, je vais mourir, finis-je par lâcher.
Il parut étonné.
— Bien sûr que non ! Tu n’auras qu’une ou deux cicatrices...
— Je vais mourir, répétai-je.
— Franchement Bella, protesta-t-il, anxieux à présent, tu sortiras d’ici dans quelques jours, une semaine tout au plus.
— Peut-être pas maintenant, mais ça finira par arriver. Je m’en rapproche à chaque seconde qui passe. Et je vais devenir vieille.
Il se renfrogna, appuya ses doigts contre ses tempes et ferma les yeux.
— C’est ce qui est censé se produire. Ce qui devrait se produire. Ce qui se serait produit si je n’avais pas existé – et je ne devrais pas exister.
— Ah ! N’importe quoi ! C’est comme si tu allais trouver un type qui vient de gagner au loto, que tu lui prenais tout son argent en lui disant : « Hé, mon pote, faisons comme si rien ne s’était passé, c’est mieux ainsi. » Je réfute cet argument.
— Je ne suis pas le gros lot.
— En effet. Tu vaux beaucoup plus.
— Bella ! s’exclama-t-il, exaspéré. Je refuse de discuter de cela plus longtemps avec toi. Pas question que je te condamne à une nuit éternelle. Un point c’est tout !
— Si tu crois que je renoncerai, c’est que tu me connais bien mal. Tu n’es pas le seul vampire du coin.
— Alice n’oserait pas !
L’espace d’un instant, il eut l’air si effrayant que je ne pus m’empêcher de penser qu’il avait raison – personne ne serait jamais assez brave pour le défier ainsi.
— Elle sait, hein ? C’est pourquoi tu lui en veux tellement. Elle a vu que je serais comme toi... un jour.
— Elle se trompe. Elle t’a aussi vue morte, et ce n’est pas arrivé.
— Je ne parierais pas contre elle.
Nous nous dévisageâmes avec colère pendant quelques minutes dans un silence que rompait seulement le bourdonnement des appareils, le bruit du goutte-à-goutte et le tic-tac de la pendule. Il céda le premier et une vague de tendresse inonda ses prunelles.
— Bon, repris-je, où tout cela nous mène-t-il ?
— À rien, rigola-t-il. J’ai bien peur qu’on appelle ça une impasse.
Je serrai les poings et poussai aussitôt un petit cri de douleur.
— Ça va ? demanda-t-il en regardant le bouton d’appel de l’infirmière.
— Oui, mentis-je.
— Je ne te crois pas.
— Je n’ai pas envie de dormir.
— Il faut que tu te reposes. Ces disputes ne te valent rien.
— Tu n’as qu’à céder, dans ce cas.
— Bien essayé.
Il tendit la main vers le bouton.
— Non !
Il m’ignora.
— Oui ? couina l’interphone.
— Nous sommes prêts pour les antalgiques, annonça-t-il sereinement en négligeant mes coups d’œil furibonds.
— Je vous envoie quelqu’un, répondit l’interlocuteur anonyme, l’air de s’ennuyer à mourir.
— Je ne prendrai rien, persistai-je.
— Je ne pense pas qu’il s’agira d’un produit à avaler, riposta-t-il avec un coup d’œil à la perfusion suspendue à côté de mon lit.
Mon cœur s’emballa, Edward lut la peur dans mes yeux et soupira.
— Bella, tu as mal. Pourquoi fais-tu tant de difficultés ? Ils ne vont pas te piquer.
— Je n’ai pas peur des piqûres, marmonnai-je, juste de fermer les yeux.
Il me décocha son sourire en coin et prit mon visage entre ses paumes.
— Je t’ai juré de ne pas m’éloigner. Alors, arrête de paniquer. Tant que ça te rendra heureuse, je serai près de toi.
— Tu es en train de t’engager pour toujours, je te signale.
— Oh, tu te lasseras vite. Ce n’est qu’une amourette, après tout.
— J’ai été ahurie que Renée avale celle-là. Toi, je te croyais plus futé.
— C’est ce qui est formidable avec les humains. Ils changent d’avis tout le temps.
— Rêve !
Il riait quand l’infirmière entra en brandissant une seringue.
— Excuse-moi, lui dit-elle brusquement.
Il se leva et traversa la pièce pour s’adosser contre le mur du fond. Je ne le quittai pas des yeux.
— Eh voilà, ma belle, annonça la femme après avoir injecté les médicaments dans le tube, tu vas te sentir bien mieux.
Je marmonnai un merci à peine poli. L’effet fut rapide. Une torpeur m’envahit presque immédiatement.
— Ça devrait suffire, murmura-t-elle tandis que mes paupières se fermaient.
Elle était sans doute sortie, car quelque chose de frais et de lisse effleura ma joue peu après.
— Reste, bredouillai-je d’une voix pâteuse.
— Promis, chantonna sa belle voix, pareille à une berceuse. Tant que ça te rendra heureuse... tant que c’est ce qu’il y aura de mieux pour toi.
Je voulus secouer la tête, mais elle était trop lourde.
— Pas... la... même... chose... marmottai-je.
— Ne t’inquiète pas de cela maintenant, Bella. Nous nous disputerons quand tu seras réveillée.
— D’ac...cord.
Ses lèvres frôlèrent mon oreille.
— Je t’aime.
— Moi... aussi.
— Je sais.
Je tournai un peu le menton dans sa direction. Il comprit et m’embrassa légèrement.
— Merci.
— Tout le plaisir est pour moi.
Je me sentais partir, mais luttai néanmoins contre l’engourdissement, car je comptais bien avoir le dernier mot.
— Edward ?
— Oui ?
— Je parie sur Alice.
Puis la nuit se referma sur moi.